Et si les vampires ne se nourrissaient pas seulement de sang, mais de culture ? Et si, dans un club enfumé du Mississippi des années 1930, la musique devenait l’arme ultime d’une guerre invisible entre communautés, identités et héritages ? Sinners, le dernier film de Ryan Coogler, relève le défi fou de faire s’entrechoquer la mythologie du vampire, le blues afro-américain et les codes du film d’auteur… dans un blockbuster à 90 millions.
Après avoir électrisé Hollywood avec Creed et Black Panther, Ryan Coogler revient à ses premiers amours : le cinéma social déguisé en œuvre de genre. Sinners n’est pas un simple film de vampires. C’est un projet bicéphale, ambitieux, au croisement de Les Blues Brothers et Get Out, où Michael B. Jordan incarne deux frères au passé criminel qui montent un club de blues dans un Sud ségrégué… avant d’être confrontés à des créatures bien décidées à vampiriser, au sens propre comme au figuré, la culture noire.
Budget : 90 millions de dollars
Casting : Michael B. Jordan (double rôle), Hailee Steinfeld, Miles Caton
Sortie : 16 avril 2025 (Warner Bros.)
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ToggleUn blues en 70mm : esthétique rétro et message moderne
Le pari technique de Coogler est audacieux : filmer en 70mm, ralentir le rythme, installer une ambiance moite et poisseuse. Pendant près d’une heure, Sinners prend le temps de présenter ses personnages et de camper son décor : un Mississippi gangréné par le racisme, où le Ku Klux Klan rôde comme une ombre oppressante.
Chaque plan respire la méticulosité : la photographie crépusculaire, le grain pellicule, les costumes vintage… Ce choix esthétique sert une narration à combustion lente, plus proche du thriller psychologique que du film d’horreur à jumpscares. Le spectateur, au fil des accords de guitare et des regards lourds, sent monter une tension sociale bien réelle, une angoisse sourde avant que le fantastique ne surgisse.
Des vampires en allégorie : la culture noire sous perfusion
Chez Coogler, le monstre n’est jamais là par hasard. Les vampires de Sinners ne sortent pas des cryptes gothiques de Transylvanie, mais des arrières-salles des clubs de jazz. Ils incarnent une menace métaphorique : celle de l’appropriation culturelle, de la récupération d’une culture marginalisée par ceux-là mêmes qui la marginalisent.
Le club de blues devient alors un sanctuaire : lieu de résistance, d’expression, mais aussi de vulnérabilité. Les créatures ne peuvent entrer sans y être invitées, métaphore puissante de la manière dont l’Amérique blanche a historiquement intégré – ou vampirisé – les apports culturels afro-américains. Un parallèle subtil, mais jamais caché, où chaque mordu devient une voix perdue dans le silence de l’histoire.
Une partition musicale envoûtante signée Ludwig Göransson
S’il y a bien une star dans Sinners au-delà de Michael B. Jordan, c’est sa bande-son. Ludwig Göransson, fidèle collaborateur de Coogler, livre une partition incantatoire, hybride entre blues du Delta, chants gospel et nappes horrifiques. À elle seule, la musique fait monter l’extase dramatique de certaines scènes jusqu’à la transe.
Le moment-clé ? Une séquence de danse démoniaque où musique, mouvement et imagerie infernale s’embrassent dans une orgie visuelle sublime. Le cinéma, à cet instant, devient rituel. Et le spectateur, malgré lui, est exorcisé.
Quand le propos prend le pas sur l’action
Le principal reproche qu’on pourrait adresser à Sinners, c’est d’être plus captivant dans son discours que dans son climax. Le dernier acte, pourtant attendu comme un feu d’artifice horrifique, retombe un peu à plat. L’action, quand elle arrive enfin, semble précipitée, comme si Coogler se désintéressait du spectacle pour rester fidèle à sa thèse.
Ce choix délibéré décevra peut-être les amateurs d’horreur plus classique ou les fans de Blade, mais il confirme que Sinners est un film politique déguisé en série B, et non l’inverse. Le cœur de son intérêt est ailleurs : dans sa capacité à faire cohabiter spiritualité, histoire, musique et lutte identitaire dans un même espace narratif.
Sinners : une œuvre rare, viscérale, imparfaite… mais nécessaire
Sinners ne plaira pas à tout le monde. Trop lent pour les uns, trop théorique pour les autres. Mais il a le mérite, immense, de proposer un cinéma de genre intelligent, viscéral, engagé, dans un paysage saturé de reboots, suites et remakes sans âme.
Ryan Coogler ne cherche pas à satisfaire tout le monde. Il veut marquer. Questionner. Interpeller. Et en cela, Sinners est un geste de cinéma courageux, une prise de risque salutaire.
Avec Sinners, Coogler signe un film de vampires qui ne fait pas peur, mais qui dérange. Un film qui ne cherche pas à faire saigner, mais à faire réfléchir. Derrière ses apparences de Blues Brothers vs. Dracula, se cache un manifeste sur la survie d’une culture, d’une mémoire, d’une âme.
Un blockbuster audacieux, imparfait, mais rare. Et rien que pour ça, il mérite d’être vu. Et écouté.