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Pourquoi Karaba est perçue comme méchante ? Entre culture, traumatisme et patriarcat

Pourquoi Karaba est perçue comme méchante ? Entre culture, traumatisme et patriarcat

Qui n’a jamais chantonné « Kirikou est petit, mais il peut beaucoup. Kirikou n’est pas grand, mais il est vaillant ! » ? Pour toute une génération, Kirikou et la sorcière est un classique de l’enfance. Pourtant, derrière ses couleurs chatoyantes et ses mélodies envoûtantes, le film cache une lecture bien plus grave et puissante : celle d’un drame intime, d’un passé violent, et d’une critique sociale fine. Pourquoi Karaba est-elle si méchante ? Et si, justement, elle ne l’était pas du tout ?

Sorti en 1998, Kirikou et la sorcière de Michel Ocelot est bien plus qu’un conte africain pour enfants. Il s’agit d’une œuvre symbolique, engagée et résolument moderne dans sa façon d’aborder la souffrance des femmes, la marginalisation, le patriarcat et la résilience. Loin de l’archétype de la sorcière cruelle et gratuite, Karaba incarne une figure complexe, blessée et incomprise. Aujourd’hui, il est temps de réhabiliter cette figure souvent réduite à sa prétendue « méchanceté ».

Karaba : une beauté terrifiante, une indépendance subversive

Contrairement à la figure classique de la sorcière dans les contes européens, vieille, laide, recluse avec son chaudron, Karaba est majestueuse, sensuelle et puissante. Elle vit seule, commande des fétiches terrifiants et rejette toute forme de domination masculine. Cette indépendance radicale la place immédiatement en marge d’un village patriarcal qui la diabolise.

Elle ne se plie pas aux normes, ne désire ni mari ni enfant, et impose ses lois : un affront à l’ordre établi. Karaba n’est pas « méchante » par nature, elle dérange, tout simplement parce qu’elle ne se soumet pas.

Le traumatisme fondateur : l’épine dans le dos

C’est au cœur de l’histoire que l’explication se cache, subtile, pudique, mais terriblement éloquente. Le grand-père de Kirikou révèle que Karaba souffre en permanence d’une épine empoisonnée enfoncée dans son dos. Une métaphore puissante.

Plusieurs analystes, dont la psychologue Véronique Cormont et le journaliste Gilles Simon, expliquent que cette épine est un symbole phallique, allégorie d’un viol collectif. Karaba aurait été abusée par des hommes du village – d’où son rejet viscéral de leur présence. Cette lecture est confirmée par le réalisateur Michel Ocelot lui-même :

« L’épine empoisonnée dans le dos de Karaba est un symbole, qui représente le mal que les hommes font aux femmes, et une souffrance qui ne disparaît pas. Ce que raconte le Grand-Père est un viol collectif. Les coupables ne sont pas les hommes du village. Le crime se passait ailleurs, Karaba a fui sa honte et le rejet du village. Elle s’est installée au loin dans une case isolée. »

https://www.michelocelot.fr/kirikou-et-la-sorciere

Domination inversée : les hommes-fétiches

Pourquoi Karaba est perçue comme méchante ? Entre culture, traumatisme et patriarcat

Karaba transforme les hommes en statues, des fétiches qu’elle contrôle à sa guise. Ce renversement des rôles est symbolique : après avoir été dominée, elle devient dominatrice. Non par goût du pouvoir, mais comme un mécanisme de survie. Elle crée un monde où elle seule est maîtresse, où plus aucun homme ne peut la blesser.

C’est aussi une critique de la société qui pousse les victimes à devenir elles-mêmes les bourreaux, ou du moins à se protéger de façon extrême, faute de reconnaissance, de justice ou de réparation.

L’enfant qui veut comprendre : Kirikou, figure de réconciliation

Pourquoi Karaba est perçue comme méchante ? Entre culture, traumatisme et patriarcat

Kirikou est l’anti-héros par excellence : petit, nu, vulnérable, mais animé par une quête de vérité et de justice. Il ne cherche pas à tuer la sorcière, il veut comprendre pourquoi elle est méchante. Et c’est là toute la beauté du récit : la compassion devient l’arme la plus puissante.

C’est un enfant, donc pur et non corrompu par les rapports de domination adulte, qui finit par retirer l’épine. Il ne juge pas Karaba, il l’écoute, il l’aide, il la libère. À travers lui, le film prône une rupture de la chaîne des violences : comprendre pour pardonner, aider pour guérir.

Karaba et la figure de la sorcière féministe

La réévaluation de Karaba s’inscrit dans une relecture plus large de la figure de la sorcière. Longtemps diabolisées, les sorcières étaient souvent des femmes libres, guérisseuses, sages-femmes, exclues car elles détenaient un savoir et un pouvoir hors de la sphère masculine. La traque des sorcières en Europe entre le XVIe et le XVIIIe siècle fut aussi une guerre faite aux femmes indépendantes.

Karaba, en ce sens, incarne cette lignée de femmes mises au ban de la société parce qu’elles refusent d’obéir. Elle est à la fois victime, survivante et symbole de résistance. Sa soi-disant « méchanceté » est en réalité une armure contre la brutalité du monde.

Une fin ambiguë : libération ou soumission ?

Pourquoi Karaba est perçue comme méchante ? Entre culture, traumatisme et patriarcat

Le film se termine par la guérison de Karaba, sa réintégration au village, et… son union avec Kirikou devenu adulte. Certains y voient une conclusion heureuse, d’autres une dissonance. En tombant amoureuse de celui qui l’a libérée, Karaba devient-elle enfin « humaine », ou abandonne-t-elle une part de son indépendance ?

La scène où elle s’agenouille devant Kirikou a suscité le débat. Est-ce un acte d’amour ou une symbolique problématique ? Une femme ne peut-elle être sauvée qu’en aimant un homme ? Ces questions restent ouvertes, mais elles confirment la richesse et la complexité du récit.

Karaba n’est pas méchante

Non, Karaba n’est pas méchante. Elle est blessée. Elle est l’incarnation d’un traumatisme non soigné, d’une souffrance enfouie, d’une résilience mal comprise. Kirikou et la sorcière nous rappelle que derrière chaque « méchant », il y a une histoire. Et que parfois, les plus redoutables figures sont en réalité les plus humaines.

En revalorisant cette lecture, Kirikou devient plus qu’un conte pour enfants : c’est une œuvre de sensibilisation, de guérison, et d’humanité. Karaba, la sorcière, devient alors un miroir : celui de nos préjugés, de notre histoire collective et de notre capacité à écouter.

AUTEUR

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